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Morceaux choisis...

 

L’apprentissage

 

Cela va vous paraître étrange, mais je ne sais pas où je suis né. A l’époque de ma conception, mes parents s’étaient embarqués sur un Cap-hornier, au long-court, faisant route vers l’Espagne. Si bien qu’à l’instant où ma mère me donna le jour, le bateau se trouvait en pleine mer, au centre d’une multitude de domaines maritimes, peu distincts, et ceci me valut un état civil un peu particulier. A la première escale, après une explication très confuse de mes parents à la personne chargée de cet enregistrement, celle-ci inscrivit, dans son impatience : « Né en mer, de terre inconnue ».

Ce type d’administration, étant à l’époque, d’une souplesse beaucoup plus aléatoire qu’à présent, je ne sus jamais précisément, à quelle terre attribuer ma venue au monde. J’étais, donc, dès ma naissance, un homme de la mer et rien, ni personne ne changea plus l’attribution de cette appartenance, par la suite.

 

Mes parents, quant à eux, étaient de racines bien différentes, mais de cultures, finalement assez proches. Mon père était originaire d’une petite île perdue, en Mer Ionienne, dont l’unique activité s’orientait vers la pêche. Quant à ma mère, elle était vénitienne. D’une famille très terrestre, mais l’attachement de la cité lagunaire à la navigation, avait eu raison d’elle et ces deux êtres s’étaient tout naturellement rejoints, dans cet amour commun pour la mer.

 

Je passais donc une partie de mon enfance à Venise, dont je ne retrouve, aujourd’hui, que quelques faibles souvenirs incertains dans ma mémoire. De vagues images de  l’immense enceinte de briques rouges, cernant l’Arsenal, me revenaient de temps à autre dans une vision assez floue, mais sans aucune conviction de réalité. Chiara, ma mère, m’en avait quelquefois fait la description, et j’avoue que je ne savais pas précisément si cette seule vision, que m’offrait le souvenir de "la sérénissime", résultait du fruit d’un souvenir ou d’une simple création imaginaire.

 

Mes parents naviguaient ensemble, le plus souvent, sur d’immenses Clippers, aux superbes coques élancées, reliant les comptoirs de commerce, des colonies européennes. Réunis par l’appel du large, ils arpentaient les mers et les océans sans, quasiment jamais, aucune interruption.

 

Je me souviens de quelques destinations, qu’ils me décrivaient, telle la lointaine Cochinchine. Dans cette colonie française, appelée aussi royaume d’Annam, le riz cultivé aux abords du Mékong était chargé, en vrac, à même la cale, sur les quais de Saïgon. Mon père exerçant son métier de charpentier de marine et ma mère, comme les autres femmes embarquées, avaient la lourde tâche de conditionner les aliments, par sacs de cinquante kilos, durant le voyage. Ce procédé permettait, à l’armateur, de faire considérablement baisser le prix d’achat et de réduire de façon très significative le temps de chargement et de déchargement.

Faisant également escale aux Indes, au comptoir colonial de Pondichéry, dans le golfe du Bengale ; sur la côte de Malabar à Calicut ou d’autres fois à Djibouti, aux confins de la Mer Rouge.

Prédestiné à suivre la vocation familiale, tous ces noms chargés de rêves alimentaient mon âme fertile d’enfant.

Très jeune, je rejoignais l’île paternelle, où mon grand-père, dont je porte le prénom,  m’enseignait les prémices du métier de charpentier de marine et me transmettait lui aussi le virus de la navigation. A peine devais-je avoir atteint l’âge de raison qu’il me disait déjà : « Ulysse fût le premier à y succomber, le jour où Calypso lui apporta une pièce de tissu, pour qu’il puisse prendre la mer ». Tout un symbole, si imaginaire soit-il…

 

La quatorzième année du siècle venait d'être célébrée et j’embarquais, pour la toute première fois, en Mer Egée, en qualité de novice charpentier, au port du Pirée. A mon tour, ma vie n’était plus vouée qu’à ça, armé de grands espoirs d’aventures, aux quatre coins des océans. Accompagné des outils confiés par mes aïeuls, il ne pouvait rien m’arriver ! En croisant au large des Cyclades, je laissais derrière moi le monde terrestre à ceux que la mer n’avait pas choisis… J’avais douze ans.

...

 

 

Le Cabanon

...

 

Monsieur Ascaride vivait-là, semble-t-il, depuis toujours. De son cabanon, agrippé au rocher, il contemplait les îles du Frioul et celle du Planier dont seule la lumière du phare venait briser l’isolement nocturne.

Les gens d’ici l’appelaient « Monsieur » car il portait, lors de ses sorties au village, un chapeau haut-de-forme lui donnant un air d’aristocrate. L’Oncle Eustache le connaissait bien, pour avoir fait ensemble les quatre cent coups à l’école communale. Ils se parlaient donc sans retenue et tous deux nous offraient un spectacle sonore bien méditerranéen :

 

« Dis-moi Ascaride, j’ai vu dans ton terrain, deux ânes. Si je compte bien, ça t’en fait un de trop ! »

« Ooooh, ça je le savais qu’en te voyant venir, il allait me tomber une tuile de St-Henry sur le coin de la courge ! » dit-il en grognant.

« Mais non, tu n’as pas compris ! Je ne te parle pas de tuile, mais de tes ânes, bougre de fada ! » reprit l’oncle en s’esclaffant. 

« Ah, tu ne changeras jamais, va ! Toujours, il faut que tu aies une idée qui te démange la coucourde. »

« Non, je t’explique ! Mes enfants….ceux des dernières noces, ils ont besoin d’un âne pour construire leur cabanon. Alors j’ai pensé à toi ! Enfin… à tes ânes. »

 

Les deux hommes qui venaient de nous jouer leur scène, étaient en fait très complices. Ils s’amusaient, simplement, de notre étonnement, pour se distraire un peu. 

L’Oncle Eustache possédait, il y a quelques années, un bateau. Après quelques problèmes de santé lui interdisant de naviguer, il avait confié son embarcation à son ami des Eaux Salées. Du fait, il en était "un peu" devenu propriétaire… Monsieur Ascaride n’avait donc d’autre choix que de nous offrir l’âne réclamé.

 

« Je dirais même que ça se fête ! » abusait l’Oncle Eustache, « Sors nous donc une de tes bouteilles de vinasse, que nous trinquions à ta bonne grâce ! » se retournant vers nous en chuchotant suffisamment fort pour que son ami d’enfance puisse entendre :

« Demain nous aurons bien mal à la tête, mais c’est pour la bonne cause… »

« Aaaah ! N’écoutez pas cet ensuqué de marseillais. Il ne faut pas s’étonner qu’ils n’aient plus voulu de toi au ferry-boat, va ! Vous verrez, demain vous n’aurez pas plus mal à la tête que lui sera devenu intelligent ! »

 

La discussion reprenait de plus belle entre les deux compères :

 

« Dis-moi Eustache, tu te souviens du jour de notre rencontre ? »

« Té ! Si je m’en souviens… d’une raclée qu’on s’était mise ! »

« Vas-y explique aux minots ! »

« Alors voilà ! Nous ne devions pas avoir plus de huit ou neuf ans. Je jouais tout seul aux billes, contre un platane, devant l’église du village… et voilà Ascaride qui arrive pour m’escagasser !... Je précise qu’à l’époque, il n’avait pas encore de chapeau, mais juste une casquette plus molle qu’une figue ! »

Monsieur Ascaride l’interrompant :

« Avance ! Avance ! Que si tu rentres dans les détails on ne saura jamais la fin ! »

« C’est sûr que si tu me coupes à chaque fois que je donne des détails indispensables à l’histoire, je ne suis pas près de terminer ! Alors je reprends… Je jouais donc, aux billes et voilà Ascaride qui arrive vers moi et me dit :

« Sais-tu qui je suis ? »

« Non ? »  Je lui réponds, puisque c’était la première fois que je voyais sa face d’emboucané...

« Et bien je suis le fils de la femme la plus instruite du village parce que c’est tout juste la nouvelle institutrice qui nous fera classe à la rentrée ! »

« Ah oui ? Et bien ma mère, à moi, elle est drôlement instruite aussi, parce que toute la journée elle tourne les pages du "Petit Marseillais" !

« Alors ça ! Ca m’étonnerait bien, parce que ta mère je la connais… elle est poissonnière, et en plus, elle ne sait même pas lire ! Alors je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire avec les pages du "Petit Marseillais" ? »

« Et avec quoi tu crois qu’elle emballe ses poissons !?! »

 

« Ensuite, je lui avais filé une rouste… que les platanes ils en vibrent encore ! » dit l’Oncle Eustache.

« La rouste, je m’en souviens bien ! Mais dans mon souvenir, c’était plutôt moi qui te l’avais donnée… » répondit Monsieur Ascaride.

 

Les laissant se chamailler comme des adolescents nous nous écartions pour admirer, de plus près, le paysage.

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